La cave de mon père, Paris, 2020

Mon père est à la retraite. Ses après-midi, il les passe dans le sous-sol de l’immeuble. À seize heures, vêtu de son trois-pièces croisé, il descend s’installer devant sa cave et s’assoit sur la chaise que j’utilisais enfant pour faire mes devoirs en classe de douzième.

La première fois que je l’ai aperçu ainsi, je l’ai photographié. Ma mère qui m’avait amené à lui, avait senti que voir cette scène me plairait. Mon père cherchait ses premières fiches de paie pour obtenir sa pension de retraite. Il ne les a finalement pas retrouvées. « Pourquoi aurais-je gardé mes fiches de paie et mes factures alors que j’allais retourner vivre au Liban ? » a-t-il dit à la fonctionnaire, qui n’a pas réagi à sa remarque.

Dans la cave, il possède des cartons où sont enfouis ses papiers et ses bricoles. Je me suis assis par terre à côté de lui et j’ai commencé à prendre les feuilles qu’il me donnait : les premiers articles écrits en arabe qu’il avait publiés dans le journal de son lycée, ses premiers poèmes et même ses analyses de sang datées des années soixante-dix à Beyrouth. C’est là que j’ai retrouvé le début de sa pièce de théâtre Je m’appelle la mort de l’Occident et l’intégralité de la collection « Raconte-moi » qui complétait le seul exemplaire que j’avais trouvé dans la librairie Le Tiers Mythe.

Je le regardais traverser sa vie en fouillant dans ses cartons, je découvrais sa jeunesse près de lui. J’aurais voulu lui demander : « Papa, ça te fait quoi de revoir tout ça ? As-tu des regrets ? » mais j’ai préféré me taire et l’observer. Une souris est passée devant nous. Je n’arrivais pas à croire que mon père qui a grandi au Liban se retrouvait soixante ans plus tard dans cette cave parisienne, située au troisième sous-sol d’une tour, à chercher dans ses cartons, entre ses poèmes et ses articles de jeunesse, ses fiches de paie pour finir son existence dans ce pays qui n’était pas le sien. Je trouvais cette vie injuste. Injuste qu’elle l’ait arraché à son pays mais aussi qu’il ne soit pas dans toutes les bibliothèques, qu’il ne soit pas devenu un metteur en scène et un poète incontournable. Que la guerre lui ait volé ses rêves d’enfance. Mais aurait-il été le père qu’il a été avec moi s’il avait fait « carrière » ?

Mon père est un intellectuel qui s’est tenu loin de ce milieu-là. Il n’a jamais joué le jeu sauf, très jeune, au Liban. Il n’a d’ailleurs ni l’arrogance ni la suffisance des hommes de son âge, issus des pays du Levant (souvent des anciens amis à lui ou connaissances), qui ont suivi une carrière entière d’éditeur, de journaliste ou d’écrivain en France. Des hommes qui commencent la moitié de leurs phrases par « Moi, je pense que », nous abreuvent d’essais politico-humanistes sur leur vision du monde, de l’arabité et/ou de la France pour ensuite essaimer les librairies et les institutions françaises lors de rencontres où ils manient la masturbation intellectuelle mieux que personne. À côté de ces hommes qui donnent constamment leur avis sur Facebook ou dans des blogs, le silence de mon père est immense. Il n’est sur aucun des réseaux sociaux, il n’a même pas de smartphone. Mon père n’est d’aucun milieu, d’aucun monde. Mon père est un homme seul, dans ce que la solitude a de plus grand. Je l’admire, mon père. Un jour, je deviendrai muet comme lui.